Aloysius Bertrand

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Aloysius Bertrand (1807-1841)
Ce bouguignon (encore un !) est l'auteur d'un unique recueil, Gaspard de la Nuit, assemblé et publié un an après sa mort. Il est surtout connu pour être l'inventeur du poème en prose français. Mais bien plus que cela, Aloysius Bertrand est un génial gothique, au sens propre des bâtisseurs des cathédrales du même style, qui ont joué de la lumière et de ses effets où n'était jusque là que l'ombre du Roman.
Clair-obscur à la façon de Rembrand, d'une précision chirurgicale dans la peinture de petites scènes populaires (qu'il nomme Bambochades en référence au peintre hollandais, Pieter van Laer, XVIIème siècle, surnommé "Il Bamboccio"), féroce dans ses portraits de juifs, de moines et de rombières, énigmatique explorateur d'un moyen-âge à l'imaginaire fantastique, alchimiste secret sans aucun doute (on trouve dans Gaspard de la Nuit de superbes références à la Salamandre, à la Cornue du Grand-Oeuvre, etc.), orfèvre d'une langue âpre et goûteuse, Aloysius Bertrand est un poète rare et savoureux qu'il vous faut absolument découvrir. 
                                                                                                                                            TC

Un rêve
Ondine
Jean des Tilles
Scarbo
Le fou
Le capitaine Lazare et L'écolier de Leyde (deux versions étonnantes d'un même thème)
La messe de minuit
La chasse
Les grandes compagnies (deux versions du poème en prose) et Jacques-les-Andelys (chronique de 1828)
Padre Pugnacio

Mon conseil : dégustez chaque petit poème comme une friandise dont on garde le goût en bouche encore longtemps après qu'elle a fondu. Fermez les yeux, revoyez les lumières en clair-obscur, sentez les eflluves des cabirotades roussies, écoutez les bruits de la nuit dijonnaise...
Et surtout étonnez-vous à la lecture des différentes versions du Capitaine Lazare et de Jacques-les-Andelys. Bon support pour les classes de seconde générale et la preuve, s'il en était encore besoin, d'un grand, très grand génie littéraire trop méconnu !

 

Un rêve

J'ai rêvé tant et plus, mais je n'y entends note.
Pantagruel, livre III.

Il était nuit. Ce furent d'abord, - ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, - une abbaye aux murailles lézardées par la lune, - une forêt percée de sentiers tortueux, - et le Morimont (*) grouillant de capes et de chapeaux.

Ce furent ensuite, - ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, - le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, - et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.

Ce furent enfin, - ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, - un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, - et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.

Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.

Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, - et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.

(*) C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.

Aloysius Bertrand

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Ondine

...Je croyais entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil,
Et près de moi s'épandre un murmure pareil
Aux chants entrecoupés d'une voix triste et tendre.
CH. BRUGNOT. Les deux Génies.

- « Écoute ! - Écoute ! - C'est moi, c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.

« Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.

« Écoute ! - Écoute ! - Mon père bat l'eau coassante d'une branche d'aulne verte, et mes soeurs caressent de leurs bras d'écume les fraîches îles d'herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne. »

*

Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt, pour être l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais, pour être le roi des lacs.

Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.

Aloysius Bertrand

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Jean des Tilles

C'est le tronc du vieux saule et ses rameaux penchants.
H. DE LATOUCHE. - Le Roi des Aulnes.

« Ma bague, ma bague ! » Et le cri de la lavandière effraya dans la souche d'un saule, un rat qui filait sa quenouille.

Encore un tour de Jean des Tilles, l'ondin malicieux et espiègle qui ruisselle, se plaint et rit sous les coups redoublés du battoir !

Comme s'il ne lui suffisait pas de cueillir, aux épais massifs de la rive, les nèfles mûres qu'il noie dans le courant.

- « Jean le voleur ! Jean qui pêche et qui sera pêché ! Petit Jean, friture que j'ensevelirai blanc d'un linceul de farine dans l'huile enflammée de la poêle ! »

Mais alors des corbeaux, qui se balançaient à la verte flèche des peupliers, croassèrent dans le ciel moite et pluvieux.

Et les lavandières, troussées comme des piqueurs d'ablettes, enjambèrent le gué jonché de cailloux, d'écume, d'herbes et de glaïeuls.

Aloysius Bertrand

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Scarbo

Mon Dieu, accordez-moi, à l'heure de ma
mort, les prières d'un prêtre, un linceul de toile,
une bière de sapin et un lieu sec.
Les patenôtres de M. le Maréchal.

- « Que tu meures absous ou damné, marmottait Scarbo cette nuit à mon oreille, tu auras pour linceul une toile d'araignée, et j'ensevelirai l'araignée avec toi ! »

- « Oh ! que du moins j'aie pour linceul, lui répondais-je, les yeux rouges d'avoir tant pleuré, - une feuille du tremble dans laquelle me bercera l'haleine du lac. »

- « Non ! - ricanait le nain railleur, - tu serais la pâture de l'escarbot qui chasse, le soir, aux moucherons aveuglés par le soleil couchant ! »

- « Aimes-tu donc mieux, lui répliquai-je, larmoyant toujours, - aimes-tu donc mieux que je sois sucé d'une tarentule à trompe d'éléphant ? »

- « Eh bien, - ajouta-t-il, - console-toi, tu auras pour linceul les bandelettes tachetées d'or d'une peau de serpent, dont je t'emmailloterai comme une momie.

Et de la crypte ténébreuse de Saint-Bénigne, où je te coucherai debout contre la muraille, tu entendras à loisir les petits enfants pleurer dans les limbes. »

Aloysius Bertrand

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Le fou

Un carolus, ou bien encor,
Si l'aimez mieux, un agneau d'or.
Manuscrits de la Bibliothèque du roi.

La lune peignait ses cheveux avec un démêloir d'ébène qui argentait d'une pluie de vers luisants les collines, les prés et les bois.

* 

Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent, vannait sur mon toit, au cri de la girouette, ducats et florins qui sautaient en cadence, les pièces fausses jonchant la rue.

Comme ricana le fou qui vague, chaque nuit, par la cité déserte, un oeil à la lune et l'autre - crevé !

- « Foin de la lune ! grommela-t-il, ramassant les jetons du diable, j'achèterai le pilori pour m'y chauffer
au soleil ! »

Mais c'était toujours la lune, la lune qui se couchait. - Et Scarbo monnoyait sourdement dans ma cave ducats et florins à coups de balancier.

Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu'avait égaré la nuit, cherchait sa route sur mes vitraux lumineux.

Aloysius Bertrand

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Le capitaine Lazare

- " On ne saurait prendre trop de précautions par le temps qui court, surtout depuis que les faux-monnayeurs se sont établis dans ce pays-ci. "
Le siège de Berg-Op-Zoom.

Il s'assied dans son fauteuil de velours d'Utrecht, le Johan Blazius, pendant que l'horloge de Saint-Paul carillonne midi aux toits vermoulus et fumeux du quartier.

Il s'assied dans sa banque de bois d'Irlande le podagre lombard pour me changer ce ducat d'or que je tire de ma ringrave, - chaud d'un pet.

Un des deux mille qu'un ricochet sanglant de la fortune et de la guerre a lancé de l'escarcelle d'un prieur de bénédictins dans la bourse d'un capitaine de lansquenet !

Dieu me pardonne ! Le cancre l'examine à travers sa loupe et le pèse dans son trébuchet, comme si mon épée avait battu fausse monnaie sur le crâne du moine !

Or çà, dépêchons, maître cornard. Je n'ai ni l'humeur, ni le loisir d'effaroucher ces rufiens là-bas à qui ta femme vient de jeter un bouquet par ce pertuis.

Et j'ai besoin de sabler quelques vidrecomes, - oisif et mélancolique, depuis que la paix de Munster m'a enfermé dans ce château comme un rat dans une lanterne.

 


(version non publiée dans l'édition originale
parce que l'éditeur la trouvait un peu verte...)

L'écolier de Leyde

- " On ne saurait prendre trop de précautions par le temps qui court, surtout depuis que les faux-monnayeurs se sont établis dans ce pays-ci. "
Le siège de Berg-Op-Zoom.

Il s'assied dans son fauteuil de velours d'Utrecht, messire Blazius, le menton dans sa fraise de fine dentelle, comme une volaille qu'un cuisinier sert rôtie sur une faïence.

Il s'assied devant sa banque pour compter la monnaie d'un demi-florin ; moi, pauvre écolier de Leyde, qui ai un bonnet et une culotte percées, debout sur un pied comme une grue sur un pal.

Voilà le trébuchet qui sort de la boîte de laque aux bizarres figures chinoises, comme une araignée qui, repliant ses longs bras, se réfugie dans une tulipe nuancée de mille couleurs.

Ne dirait-on pas, à voir la mine allongée du maître, trembler ses doigts décharnés découplant les pièces d'or, d'un voleur pris sur le fait et contraint, le pistolet sur la gorge, de rendre à Dieu ce qu'il a gagné avec le diable ?

Mon florin que tu examines avec défiance à travers la loupe est moins équivoque et louche que ton petit oeil gris, qui fume comme un lampion mal éteint.

Le trébuchet est rentré dans sa boîte de laque aux brillantes figures chinoises, messire Blazius s'est levé à demi de son fauteuil de velours d'Utrecht, et moi, saluant jusqu'à terre, je sors à reculons, pauvre écolier de Leyde qui ai bas et chausses percés.

(variante publiée dans l'édition originale)

 

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La messe de minuit

Christus natus est nobis ; venite, adoremus.
La Nativité de Notre-Seigneur J.-C.

Nous n'avons ni feu ni lieu.
Donnez-nous la part-à-Dieu.
Vieille chanson.

La bonne dame et le noble sire de Chateauvieux rompaient le pain du soir, Monsieur l'aumônier bénissant la table, quand se fit entendre un bruit de sabot à la porte. C'étaient de petits enfants qui chantèrent un noël

- « Bonne dame de Chateauvieux, hâtez-vous ! la foule s'achemine à l'église. Hâtez-vous, de peur que le cierge qui brûle sur votre prie-Dieu, dans la chapelle des Anges, ne s'éteigne, en étoilant de ses gouttes de cire les heures de vélin et le carreau de velours ! - voici la première volée des cloches pour la messe de minuit ! »

- « Noble sire de Chateauvieux, hâtez-vous ! de peur que le sire de Grugel qui passe là-bas avec sa lanterne de papier, n'aille s'emparer, en votre absence, de la place d'honneur au banc des confrères de Saint-Antoine ! - voici la seconde volée des cloches pour la messe de minuit ! »

- « Monsieur l'aumônier, hâtez-vous ! les orgues grondent, les chanoines psalmodient, hâtez-vous ! les fidèles sont assemblés et vous êtes encore à table ! - voici la troisième volée des cloches pour la messe de minuit ! »

Les petits enfants soufflaient dans leurs doigts, mais ils ne se morfondirent pas longtemps à attendre. Et sur le seuil gothique, blanc de neige, Monsieur l'aumônier les régala, au nom des maîtres du logis, chacun d'une gaufre et d'une maille.

*

Cependant aucune cloche ne tintait plus. La bonne dame plongea dans un manchon ses mains jusqu'aux coudes, le noble sire couvrit ses oreilles d'un mortier, et l'humble prêtre, encapuchonné d'une aumusse, marcha derrière, son missel sous le bras.

Aloysius Bertrand

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La chasse
(1412)

Allons ! courre un petit le cerf, ce luy dist-il.
Poésies inédites.

Et la chasse allait, allait, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois, les varlets courant, les trompes fanfarant, les chiens aboyant, les faucons volant, et les deux cousins côte à côte chevauchant, et perçant de leurs épieux cerfs et sangliers dans la ramée, de leurs arbalètes hérons et cigognes dans les airs.

- « Cousin, dit Hubert à Regnault, il me semble que, pour avoir scellé notre paix ce matin, vous n'êtes point en gaîté de coeur ? »

- Oui-dà ! lui répondit-on.»

Regnault avait l'oeil rouge d'un fou ou d'un damné ; Hubert était soucieux ; et la chasse toujours allait, toujours allait, claire étant la journée, par les monts et les vaux, par les champs et les bois.

Mais voilà que soudain une troupe de gens de pied, embusqués dans la baume des fées, se rua, la lance bas, sur la chasse joyeuse. Regnault dégaîna son épée, et ce fut, - signez-vous d'horreur ! - pour en bailler plusieurs coups au travers du corps de son cousin, qui vida les étriers.

- « Tue, tue ! criait le Ganelon. »

Notre-Dame! quelle pitié ! - Et la chasse n'allait plus, claire étant la journée par les monts et les vaux, par les champs et les bois.

Devant Dieu soit l'âme d'Hubert, sire de Maugiron, piteusement meurtri le troisième jour de juillet, l'an quatorze cent douze ; et les diables aient l'âme de Regnault, sire de l'Aubépine, son cousin et son meurtrier ! Amen.

Aloysius Bertrand

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Les grandes compagnies
(1364)

(version éditée en 1842)

Urbem ingredientur, per muros current,
domos conscendent, per fenestras intrabunt
quasi fur.

Le Prophète Joël, cap. II, V. 9.

 

 

I

Quelques maraudeurs, égarés dans les bois, se chauffaient à un feu de veille, autour duquel s'épaississait la ramée, les ténèbres et les fantômes.

- " Oyez la nouvelle ! dit un arbalétrier. Le roi Charles cinquième nous dépêche messire Bertrand du Guesclin avec des paroles d'appointement ; mais on n'englue pas le diable comme un merle à la pipée ! "

Ce ne fut qu'un rire dans la bande, et cette gaieté sauvage redoubla encore, lorsqu'une cornemuse qui se désenflait, pleurnicha comme un marmot à qui perce une dent.

- " Qu'est ceci ? répliqua enfin un archer, n'êtes-vous point las de cette vie oisive ? Avez-vous pillé assez de châteaux, assez de monastères ? Moi, je ne suis ni soûl ni repu. Foin de Jacques d'Arquiel, notre capitaine ! - Le loup n'est plus qu'un lévrier. - Et vive messire Bertrand du Guesclin, s'il me soldoie à ma taille, et me rue par les guerres ! "

Ici la flamme des tisons rougeoya et bleuit, et les faces des routiers bleuirent et rougeoyèrent. Un coq chanta dans une ferme.

- " Le coq a chanté et Saint-Pierre a renié notre-seigneur ! marmotta l'arbalétrier en se signant. "

II

- " Noël ! Noël ! - Par ma gaine ! Il pleut des carolus ! "

- " Je vous en baillerai à chacun une boisselée ! "

- " Point de gab ? "

- " Foi de chevalerie ! "

- " Et qui vous baillera, à vous, si grosse chevance ? "

- " La guerre. "

- " Où ? "

- " Es Espagnes. Mécréants y remuent l'or à la pelle, y ferrent d'or leurs haquenées. Le voyage vous duit-il ? Nous rançonnerons au pourchas les maures qui sont des philistins ! "

- " C'est loin, messire, les Espagnes ! "

- " Vous avez des semelles sous vos souliers. "

- " Cela ne suffit pas. "

- " Les argentiers du roi vous compteront cent mille florins pour vous bouter le cœur au ventre. "

- " Tope ! nous rangeons autour des fleurs-de-lys de votre bannière la branche d'épine de nos bourguignotes. Que ramage la ballade ?

Oh ! du routier
Le gai métier !
"

- " Eh bien ! vos tentes sont-elles abattues ? vos basternes sont-elles chargées ? Décampons. - Oui, mes soudrilles, plantez ici à votre départ un gland, il sera à votre retour un chêne ! "

Et l'on entendait aboyer les meutes de Jacques d'Arquiel qui courait le cerf à mi-côte.

III

Les routiers étaient en marche, s'éloignant par troupes, l'haquebutte sur l'épaule. Un archer se querellait à l'arrière-garde avec un juif.

L'archer leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

L'archer lui cracha au visage.

Le juif essuya sa barbe.

L'archer leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

L'archer lui détacha un soufflet.

Le juif leva trois doigts.

- " Deux carolus ce pourpoint, Larron ! s'écria l'archer. "

- " Miséricorde ! En voici trois ! s'écria le juif. "

C'était un magnifique pourpoint de velours broché d'un cor de chasse d'argent sur les manches. Il était troué et sanglant.

Jacques-les-Andelys,
Scènes de bandouliers (1364)

(version de 1831 publiée dans Le Cabinet de Lecture)

Les franches compagnies, qui ravagèrent la France pendant le règne de Charles V, étaient composées en grande partie de soldats licenciés après la paix de Brétigny. Ces soldats, qui n'avaient pas d'autres ressources que la guerre, se réunirent sous des chefs hardis et aventureux, et commirent toutes sortes d'atrocités. Duguesclin les alla trouver au nom du roi dans leur camp, près de Chalon-sur-Saône dont ils s'étaient emparés, et parvint à leur persuader de le suivre en Espagne, ou Pierre le Cruel et Transtamare se disputaient le trône. Jacques-les-Andelys était un des chefs des franches compagnies.

 

I

Quelques maraudeurs, rassemblés sur une montagne, se chauffaient à feu de veille.

" Le roi, dit un archer, a juré ses fleurs-de-lys de nous convertir ; il nous dépêche monseigneur Duguesclin, pour nous barbifier avec du miel : mais on n'englue pas le diable comme un merle au printemps ! "

Bruyans éclats de rire ; une cornemuse, presque désenflée, pleurnicha comme un marmot à qui perce une dent.

" Foin de Jacques-les-Andelys ! Le loup n'est plus qu'un lévrier.
- Et ! qui est ton capitaine, Jehan ?
- Le connétable, s'il me guerdonne mieux, répondit l'autre. "

Ici le feu flamba, et les faces des bandouliers bleuirent. Un coq chanta dans une ferme.

" Le coq a chanté et saint Pierre a renié notre Seigneur ! ", dit l'archer en se signant.

Jehan descendit vers la ville dentelée, à l'horizon, de clochers, de tours, d'aiguilles et de gibets. Il n'oublia ni son arbalète, ni son épée courte à deux tranchants.

 

II

" Holà ! vous autres, dit Duguesclin aux bandouliers du haut de son cheval, avez-vous des florins, des écus, des mailles ?

- Pas trop, répondirent-ils.

- J'en ai, moi, la charge d'un diable pour chacun de vous.

- De vrai ?

- Suis-je un harpeur ?

- Et où donc ?

- En Espagne : les mécréans y ferrent d'or leurs mules.

- C'est loin d'ici, l'Espagne.

- Pas aussi loin que la potence, mes compères. Nous rançonnerons au pourchas les Maures, qui sont des philistins. "

Il n'y eut qu'un cri : " En Espagne ! "

Le connétable détacha de ses oreilles deux gros pendans qui se balançaient sous son chaperon comme les cloches de Notre-Dame, et les jeta à la foule.

On entendait aboyer les meutes de Jacques-les-Andelys, qui courait le cerf à mi-côte.

 

 

 

 

 

III

Les bandouliers étaient en marche, se ruant par troupes, l'haquebutte sur l'épaule. Jehan se querellait à l'arrière-garde avec un juif.

Jehan leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

Jehan lui cracha au visage.

Le juif essuya sa barbe.

Jehan leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

Jehan lui détacha un soufflet.

Le juif leva trois doigts.

" Deux florins, larron ! s'écria Jehan.

- En voilà trois ", dit le juif.

C'était un magnifique pourpoint de velours broché d'un cor de chasse sur les manches.

Jacques-les-Andelys
Chronique de l'An 1364

(version de 1828)

 

Jean le Bon ne léguait pour héritage de gloire à son fils que le souvenir malencontreux de la défaite de Poitiers et de la paix de Brétigny, dernières calamités d’un règne sans honneur. Ces tristes leçons fructifièrent au cœur du nouveau roi : les soldats furent congédiés, braves gens, qui déclarèrent bientôt, les armes à la main, les armes à la main, ne pouvoir souffrir la paix, honteuse fatigue, même après d’aussi constants revers. Charles V employa tour à tour la douceur persuasive et la menace des châtiments. Mais quelle voix ramènerait des furieux à la raison ? D’abord, ils proclamèrent leur franchise ; puis ils se choisirent pour chefs des soldats comme eux. Parmi ces chefs de rebelles, on remarquait Jacques les Andelys, né du sang de ces barbares du nord, longue terreur de toute une race de nos rois, peuplades belliqueuses qui s’éclipsèrent enfin exterminées par Raoul le Bourguignon et Louis d’Outre-Mer.

Plusieurs mois, ils coururent les belles provinces de la Lorraine et de la Bourgogne, frappant en maîtres aux portes des châteaux, et payant l’hospitalité par le meurtre et le viol. Ces rebelles à Dieu et à ses saints, comme au roi et à ses barons, joignaient le sacrilège à l’impiété, brisaient les châsses en riant, souillaient de profanation les reliques, et fouillaient jusques aux caveaux bénis des monastères, demeure inviolable des morts. La nef, sans prêtres, sans lévites, n’entendit plus, étonnée, que les blasphèmes et l’ivresse tumultueuse du soldat. Plus d’une fois, ô profanation ! plus d’une fois, chassés du cornet impur, les dés insolents roulèrent sur cet autel où la céleste Victime, offerte au salut des hommes, s’immolait chaque jour. Ainsi, lorsque autrefois les Juifs crucifiaient le roi de Nazareth, les enfants du Golgotha tiraient au sort les dépouilles du Christ qui mourait pour eux.

Jacques les Andelys, que ses soldats nommaient le Fauconnier, surprit Chalon. Point de quartier ! d’infâmes gibets sont dressés, et de nobles échevins sont pendus. Les lances qui hérissent les murailles de la ville brillent aux rayons du soleil couchant. On garde les hauteurs, les vallons, les villages, les gués du fleuve, les lisières des bois : tout ce qui sort et se montre tombe au milieu des mécontents.

Quelques maraudeurs rassemblés sur une montagne pour y passer la nuit, se pressaient en rond autour d’un large feu de veille, presque éteint : la plupart sommeillaient avec leurs armes, les autres écoutaient les vieilles ballades guerrières que le héraut de la troupe finissait de chanter.

– Grande nouvelle ! dit un des arbalétrier, le roi veut notre conversion : il envoie monseigneur Duguesclin nous faire la barbe avec du miel ; mais le Fauconnier est là, et l’on n’englue pas le Diable comme un merle au printemps. »

Longs éclats de rire aussitôt : trois des dormeurs lèvent la tête et roulent des yeux tout effarés ; une cornemuse pressée involontairement murmure des sons grotesques qui ajoutent au rire des soldats.

– Monseigneur Duguesclin a raison, réplique un autre arbalétrier, je suis bien las, je l’avoue, de cette vie que je mène, de châteaux en couvents : advienne ici monseigneur Duguesclin, et je cours servir le roi ; la part du Diable faite, reste à faire la part du bon Dieu.»

Nouveaux éclats de rire, plus bruyants que les premiers ; la vedette lointaine prête l‘oreille, attentive à cette gaieté sauvage qui réjouit les vallées et les bois.

– Georges, tu parles comme un saint, et nous pensons tous comme toi, dit un troisième maraudeur, mais si le Fauconnier apprenait ce que nous avons dit, je ne répondrais pas de te voir demain à pareille heure compter les étoiles avec nous. Ecoute !… Tu connais Thomas ?

– Thomas ! répondit Georges, et qui ne connaît Thomas, l’archer le plus adroit des franches compagnies, moi et le Fauconnier exceptés ? Thomas ! l’homme de croc, s’il en fut ! Que de filles et de marchands nous avons ensemble houspillés de nos mains ! Liesse et bonne chère ! C’est notre devise à nous deux. Hier encore… vous m’entendez ?

– Hier ?

– Eh bien !

– Nous y voilà, répondit le soldat. Thomas a dérobé maladroitement hier un chapon, dans les basses-cours de Chagny, et Thomas a été pendu ce matin. Un écu d’or à qui dénoncera l’autre soldat !

– Thomas pendu, disait Georges entre ses dents.

– Qu’est devenu le chapon ? reprit le chanteur en riant.

– Demandez-le au ventre affamé du Fauconnier, disait un des maraudeurs.

– On a pendu Thomas, répétait Georges, les poings fermés.

– Oui, pendu. Je veux dire qu’il a dansé au bout d’une corde, à fleur de terre, comme cette flamme bleuâtre danse sur cette braise. Jacques les Andelys veut qu’on plume sans faire crier, ou bien il prend le parti de la poule contre le plumeur ; lorsqu’on pille un vilain, il faut ensuite le brûler avec sa maison, et l’on n’en parle plus. Pauvre Thomas ! C’est de la main gauche qu’il a pris ce chapon. D’ailleurs il est mort en bon chrétien.

– Malheur au Fauconnier ! murmurait Georges ; il a fait pendre Thomas comme un chien : il mourra comme un chien ! »

Georges descendit vers Chalon, où son ami Thomas pendait sans vie, non loin des portes de la ville, à un gibet neuf, de huit pieds de hauteur. Ses camarades joyeux remarquèrent qu’il n’oubliait ni son arbalète, ni son épée courte à deux tranchants.

*

Le maraudeur l’avait dit. Duguesclin, arrivé de la veille à Chalon, tenait conférence avec les chefs des révoltés : ceux-ci ne voulaient entendre aucune proposition. Jacques les Andelys surtout demeurait intraitable, comme si tout eût dépendu de son vouloir et de son consentement. Le délégué du roi se tint en repos quelques jours, espérant que quelque accident propice produirait ce que n’avait pu produire ses discours. Il apprit bientôt que Jacques les Andelys montait à cheval pour chasser le chevreuil dans les bois. Sans perdre de temps, il vole au quartier général des compagnies campées à une lieue de Chalon. Dès son arrivée, les soldats accoururent à sa rencontre, s’empressant à le regarder, mais lui, du haut de son cheval de bataille, couvert d’une housse à fleur de lys d’or :

– Qu’est ceci ? comment vous nommer ? Des hommes d’armes ou des vagabonds, vous qui ne savez que courir de nuit les champs ? Vous faites mal, c’est moi qui vous le dis. Duguesclin n’est point un harpeur qui ne donne que de belles paroles pour de l’argent. Pouvez-vous bien préférer votre honte à l’honneur ? Qui vaut-il mieux servir, le roi avec gloire et honnête profit, ou bien Jacques les Andelys, avec brigandage et péril ? Pensez-vous d’ailleurs que notre roi soit moins brave que Jacques les Andelys ?

Une voix cria au milieu de la foule : « Lorsqu’on fait pendre un homme comme un chien, on meurt comme un chien ! » Mais Duguesclin continua :

– Vous faut-il de l’or ? En voilà. Que ne le disiez-vous donc plus tôt ? Le roi mon maître, qui vous aime, vous eût accordé un riche guerdon. Je sais bien qu’il fait mauvais vivre en ce pays sans argent. Aussi, voulez-vous m’en croire, allons ensemble rançonner cette canaille d’Espagne, mécréants et infâmes, qui ont tant d’or qu’ils ne savent qu’en faire. Nous aiderons, si bien vous en prend, Transtamare que vous savez, à reconquérir l’Espagne, son royal héritage, et à pourchasser les Maures qui sont des Philistins. Nos affaires terminées à notre joie, nous reviendrons riches et puissants, grâce à Dieu. Soldats, ce voyage vous duit-il ? »

La foule déclara aussitôt le Fauconnier traître et déloyal : on le demandait à grands cris, pour le livrer à la justice du roi ; toutes les grandes compagnies se portèrent tumultueusement vers Chalon. Chacun fut bien surpris de voir que Thomas ne pendait plus au gibet : un autre cadavre, dépouillé, percé de coups, arrêtait seul à sa place les regards des passants ; quelques soldats affirmèrent que ce devaient être les restes du Fauconnier assassiné. Quoi qu’il en soit, dès le soir même, l’armée se mit en marche pour Avignon, séjour des prélats romains. Là se trouvait le trésor de l’Eglise, lequel attira peut-être les soldats de Chalon comme l’aimant attire le fer.

Georges, l’ami de Thomas, marchant à l’arrière-garde, montrait à qui les voulait voir un anneau d’or, une bourse pleine d’écus au soleil, un ceinturon richement brodé ; puis posant la main sur sa dague teinte encore de sang, il disait : « Le Fauconnier a fait pendre Thomas comme un chien : il est mort comme un chien ! »

Aloysius Bertrand

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Padre Pugnacio

Rome est une ville où il y a plus de sbires que
de citadins, plus de moines que de sbires.
Voyage en Italie.

Rira bien qui rira le dernier.
Proverbe populaire.

Padre Pugnaccio, le crâne hors du capuce, montait les escaliers du dôme Saint-Pierre, entre deux dévotes enveloppées de mantilles, et l'on entendait les cloches et les anges se quereller dans la nue.

L'une des dévotes, - c'était la tante, - récitait un ave sur chaque grain de son rosaire ; et l'autre, - c'était la nièce, - lorgnait du coin de l'oeil un joli officier des gardes du pape.

Le moine marmottait à la vieille femme: - « Dotez mon couvent. » - Et l'officier glissait à la jeune fille un billet-doux musqué.

La pécheresse essuyait quelques larmes, l'ingénue rougissait de plaisir, le moine calculait mille piastres à douze pour cent d'intérêt, et l'officier retroussait le poil de sa moustache dans un miroir de poche. Et le diable, tapi dans la grand'manche de Padre Pugnaccio, ricana comme Polichinelle !

Aloysius Bertrand

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